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Il y a parti à prendre, partout, sur tout. Il y a avis à donner, opinion à dire, tripes à mettre sur la table. Exprimer sa liberté.

RAVAGE

Je viens de terminer Ravage de René Barjavel, « roman extraordinaire » paru en 1943 chez Denoël et dont l’action se situe en 2052.

Barjavel dont je n’avais jamais rien lu – décidément, après Cendrars – était présent, visuellement, dans un coin de ma mémoire. Un de ces beaux visages d’hommes de lettres, écrivain populaire, visiteur régulier de la télévision, à la maturité éclatante dans les années 70. Je me rends compte aujourd’hui que je le voyais au zénith quand il était déjà dans le crépuscule d’une vie bien remplie et que, cinquante ans plus tard, la nuit lui serait tombée dessus. Rideau ? Pas sûr.

Ravage, au singulier, est un titre absolument magique. Sur mon exemplaire (acheté en édition originale, à ce prix-là, pourquoi se priver ?) en lettres que je juge « western » sur un fond rouge un peu crasseux, il crée d’emblée une impression d’altérité absolue. Ravage ! Écrire un roman d’anticipation dans une France occupée, au pire moment de la présence allemande, était réellement extraordinaire : une forme d’évasion totale, le franchissement d’une ligne de démarcation imaginaire. Je me suis fait la même réflexion en relisant les albums de Tintin réalisés pendant l’Occupation (de la Belgique mais ça revient au même) :  Le crabe aux pinces d’or et le duo merveilleux Licorne – Rackham le rouge. Ou comment partir si loin quand on est assigné à résidence, raconter des histoires dans lesquelles les personnages semblent avoir toute latitude d’action, de décision. Mais feuilletonner Ravage, en revanche, dans Je suis partout, c’était ne pas faire preuve de beaucoup de volonté de se libérer dans la vraie vie, ni de préscience quand on est à ce point habité par le surnaturel !

Alors 1943-2052, cent-neuf ans, tout ça pour ça ? Je citais François Sureau dans mon précédent post, qui postule que la biographie en dit souvent plus sur le biographe lui-même que sur son sujet d’étude. Est-ce qu’un ouvrage d’anticipation n’en dit pas plus sur le présent de sa rédaction que sur l’époque où il vous transporte. Plus on s’approche de la date supposée de l’action, plus les résidus du passé, comme des scories ou des choses tellement habituelles qu’on ne se rend pas compte qu’elles datent comme un carbone 14, viennent troubler la vision, rappeler à la dure réalité à laquelle on échappe. C’est flagrant dans Ravage, à 80 ans de sa rédaction et 30 ans du point d’arrivée temporel. Malgré les voitures volantes, les trains-fusées, un Paris fantasmagorique à l’urbanisme qui aurait fait table rase du passé, des vêtements en étoffe magique qui collent à la peau comme … une peau, malgré l’alimentation devenue entièrement artificielle, malgré les défunts de la famille que l’on garde congelés dans des pièces vitrées, maintenus tout habillés dans des poses du quotidien, malgré la révolution planétaire qui aurait transformé la carte du monde en un plateau de Risk, il règne, en arrière-fond, en arrière-trame, comme un pétainisme bon teint, et plus le livre avance, plus le ravage est en route, plus les traits du passé que le présent de 1943 continuait à cultiver sans le savoir, ressurgissent.

Quand on abolit le présent pour se projeter dans l’avenir, on supprime prioritairement toute trace de ce qui fait l’époque au premier rang de quoi la technique à son niveau de développement ultime, pour en imposer une nouvelle idée, fantasmée, imaginée par extrapolation de ce que l’on sait ou croit possible. Et quand, parce que l’électricité, dont on pense en 1943 qu’elle sera plus encore en 2052 la grande force motrice, unificatrice, agglomérante  du monde, des choses et de la société - et là on ne se trompe pas -  disparaît, l’échafaudage s’écroule. Il s’écroule dans l’histoire, provoquant la catastrophe, comme dans la geste créative de Barjavel que, tout d’un coup, on imagine écrivant dans une lumière chiche au stylo à pompe sur des cahiers quadrillés en papier de guerre, ou sur une poussive Remington, les oreilles abîmées par les grésillements de Radio-Paris.

Au milieu de ce désastre, on retrouve l’homme, nu, et la technique archaïque, celle que la modernité avait supplantée et mise au rencart. Les chevaux-vapeur hors d’usage, vive les chevaux en chair et en os (que l’on va pouvoir tranquillement abattre et manger quand on aura épuisé les réserves), des charrettes à bras, du charbon. On rencontre des poules que les protagonistes, urbains abandonnés par tout idée de ce qu’est la nature, prennent pour des moineaux géants, poules que l’un d’eux va cuire avec leurs plumes parce qu’on lui demande de faire une poule au pot et pas des nuggets (là, c’est moi qui invente, mais on devrait encore en manger en 2052, non ?).

Cet homme, en 2052, dans la tourmente, dans le ravage, est l’homme de 1943. Celui qui fait la guerre à son voisin, dans ses frontières étriquées. Celui que son déterminisme urbain ou rural construit encore. On a beau se projeter cavalièrement dans l’avenir, les relations entre les hommes, ce qui fait la société, reste gluant, prégnant. On ne s’en débarrasse pas comme ça. On pouvait penser que la société, depuis le début du 20ème siècle, avait, en 1943, un peu évolué, que la garçonne s’était émancipée. Mais Barjavel n’a pas fait œuvre de visionnaire et les relations entre les gens, dans Ravage, sont figées dans une gaze intemporelle, aussi archaïques en 2052 qu’elles n’auraient déjà dû ne plus l'être en 1943. L’histoire d’amour entre le héros, François, et Blanchette, deux « pays » montés à Paris aux destins croisés, ressortit plus au roman courtois qu’à la chronique désespérée d’un couple en fuite assailli par la guerre et les catastrophes. Roman courtois, pour ne pas dire horrible soumission de la femme à l’homme, petite chose en proie aux tremblements et aux évanouissements.

Tiens, au moment où le Roi Krogold sort entier de l’entre-lignage adventice où Céline l’avait dispersé, en bribes, dans Mort à crédit puis dans ce que les heureux exploitants-décodeurs du trésor caché ont intitulé Guerre et Londres, on va peut-être lire Ravage comme une fusion entre science-fiction et littérature médiévale.

En tout cas, il faut le lire, c’est très amusant. Des gens plus sérieux que moi l’ont fait de façon plus approfondie, de façon moins v-aimante et, sans rire, en ont rendu compte avec force références et développements savants. D’ailleurs, mon fils Joseph à qui je montre ce billet, me parle entre autres de rétrofuturisme et de steampunk. Je n’entends rien à tout ça et l’historien et philosophe des sciences qu’il est n’est pas loin de penser que j’enfonce des portes ouvertes. Je ne changerai pas une ligne à ce texte, espérant que pour la majorité de mes lecteurs, naïfs comme le lecteur que je suis, elles soient encore fermées.

©Getty - Louis MONIER/Gamma-Rapho

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