Il y a parti à prendre, partout, sur tout. Il y a avis à donner, opinion à dire, tripes à mettre sur la table. Exprimer sa liberté.
Je crois franchement qu’il y a une exception française : la connerie. Démentez –moi. Une espèce de bonheur à se perdre quand rien, ou si peu, ne le commande. Et qui nous met dans des états de faiblesse inconnus, des dérélictions consternantes.
Se faire dessus, se flageller, se séparer, se disperser, se ventiler quand il faudrait être ensemble, croire en soi, et en ces incroyables chances qui faisaient dire à des Allemands, autrefois : « Glücklig wie Gott in Frankreich » (« Heureux comme Dieu en France ». Ces Allemands- là, juifs et persécutés, constataient à quel point, ici, être libre de ses idées, de ses pensées et de ses croyances, être différent, était plus simple, moins risqué, moins horriblement risqué ).
Les nouvelles normes sondagières
45 % des Français trouvent naturel de séquestrer des pauvres bougres de cadres sup’ et chefs d’entreprise, filiales de groupes aveugles (peut-être !), héritiers en déshérence, moins visionnaires que leur grand-père fondateur (pourquoi pas !), mais tous touchés par une crise qu’ils n’ont, mais pas moins que les rodomonts experts habitués de « C dans l’air », vue arriver. On prend en otage chez les talibans; on pirate un plaisancier s’aventurant, pourtant dûment sermonné, en eaux dangereuses ; on enlève sa fille, probablement par amour maternel, même si les moyens sont condamnables : horreur, honte, malheur… Mais là, non, séquestrer, c’est normal. Salauds de patrons ! Enfoirés d’entrepreneurs !
92 % des Français pensent qu’il ne faut pas faire confiance aux chefs d’état du G20 pour régler les embarras économiques et financiers actuels. C’est normal : tout est de leur faute, à ces incapables. On les a élus ? On a voté pour leur programme ? Ah tiens, c'est vrai maintenant que vous me le dites! Mais c'est pas grave ! Salauds de politiques ! Enfoirés, va !
A chaque jour, son tombereau de chiffres et de sondages qui, par la caisse de résonance complaisante des journaux qui se battent (entre eux) pour survivre, des magazines qui jouent à être le plus méchant, des télés qui s’essaient au sensationnalisme, érigent en vérité les aigreurs et prurits de Madame Michu qui deviennent matière à étude, colloques et conciliabules.
Petit à petit, à coup de chiffres incontestables (ce ne sont pas les chiffres qui sont manipulés, ce sont les questions des commanditaires des sondages qui manipulent), de nouvelles normes françaises se créent. Ces valeurs s’installent dans les têtes et structurent notre référentiel. Et ces normes évoluent par incrémentation régulière : on monte d’un cran dans l’échelle de l’amoralité au nom de la morale, de la barbarie au nom de la culture, du cynisme au nom de l’humour, du crétinisme au nom de la démocratie. Comme ça, sans s’en rendre compte.
L’anti-théorie du complot
Je ne crois pas à la théorie du complot. Même si « L’insurrection qui vient », un essai au titre réfrigérant qui prône le radicalisme le plus total et rédigé par un « Comité invisible », a déjà été vendu à 15 000 exemplaires. Lisez à ce sujet ce papier qui, me semble-t-il, pose bien les questions. http://www.lefigaro.fr/politique/2009/04/09/01002-20090409ARTFIG00286-ces-intellectuels-et-artistes-qui-appellent-a-la-revolte-.php
Je crois juste à un glissement ou plutôt à une glissade générale, une perte de repères moraux, politiques, religieux. Un délitement. Je crois à l’abandon subreptice d’une grille de lecture de la société, à une perte de contrôle voire à une baisse de nos défenses immunitaires. Ces défenses, nous les avions, bon an, mal an, reconstituées après la Libération, au cours de ces années où il convenait de regarder devant, de refonder un modèle de vivre-ensemble, et d’assimiler tous ceux qui étaient utiles à notre développement. Le coup de semonce de 68 a été une mise à l’épreuve de ce modèle, et nous nous sommes recaparaçonnés de certitudes, de lois et de règles « vertueuses ».
Nos drames : le choc de la mondialisation, notre rétrécissement en tant que nation, le métissage qui peut être magnifique quand on fait la somme des plus et qu’il y a une dynamique de cristallisation, mais dans lequel nous avons choisi de ne retenir que le moins engageant, le moins fondateur. Nous n’avons pas donné de sens à la mondialisation. Nous n’avons apporté aucune pierre à un édifice qui se construit sans nous. Et pourtant, voyez les, ces beaux esprits arc-boutés sur la Mission Universelle de la Patrie des Droits de l’Homme ! Un concept rabougri, sans vitalité, sans légitimité, un miroir aux alouettes entretenu – arbre qui cache la forêt – par le souvenir de ce qu’ont fait, voici 30 ans, les French Doctors. Maintenant, on a l’Arche de Zoé : en fait d’arche, tu parles d’une galère. Souque !
Et c’est là que notre propension à créer de la norme, mais de la norme folle, nous permet de nous installer, comme si rien ne changeait, en se croyant toujours bien calés, bien cadrés, dans une logique elle aussi folle. Un délire logique. Cette incrémentation dont je parlai plus haut. Et à ce sujet, je ne suis pas aussi optimiste (fataliste ?) que l’excellent Dr Boris Cyrulnik dont je trouve la réflexion toujours magnifiquement posée, utile, jamais complaisante. http://www.nouvellescles.com/article.php3?id_article=1400
Mais lui, c’est un scientifique : il a sûrement raison. D’ailleurs, je vous vois venir : « Tu es un nostalgique, tu échafaudes des théories. Tu es le sophiste de service. »
Peut-être. Mais j’ai la certitude que l’histoire ne fait pas que se répéter. Je crois que les nouveaux moyens de communication sont trop souvent au service de cette connerie (prise au sens de la bêtise, mais aussi de la faute) que je fustige. Je crois que l’empowerment apparent, ce qui leur est vendu et promis, joue contre les individus, les isole en leur donnant de l’autonomie. Je crois que la fuite en avant des marchés et le discours des marques créent une vulgate confortable qui remplace toutes les bibles, un zinzin qui sonne agréablement à l’oreille. C’est le publicitaire qui parle.
Je n’ai pas non plus la patience d’attendre 2000 ans que, cette civilisation étant morte de sa belle mort, nous en ayons inventé une nouvelle, brillante et heureuse, planétaire. Parce que c’est ici, et maintenant, que l’on souffre, qu’on se déchire, et qu’on ne sert à rien.
L’exception française, ce vieux mythe, dans les nouvelles conditions du marché mondial des idées et des valeurs, se transforme en anti-dynamique avec sa culture syndicale inadaptée à un champ de lutte plus large que le canton, sa recherche déconnectée des vraies problématiques et des vrais besoins des gens, sa pyramide institutionnelle qui donne l’illusion d’une vertébration mais qui n’assure plus le lien entre un pouvoir central fort et des citoyens livrés à eux-mêmes et à leurs discussions de comptoir, son école oubliée.
Une Nouvelle Renaissance
Alors on fait quoi ? (J’adore cette question…). D’abord on se dit qu’on peut faire quelque chose. Et que l’échelon du pays ou de la nation est un échelon d’action valable. On arrête, sous couvert d’impératifs européens et de raisonnement global, de se considérer comme incapables d’agir : ce serait la porte ouverte à toutes les tyrannies, laissant les individus et les communautés sans défense. Ensuite on croit en soi, en ce qu’on peut s’apporter et apporter au monde dans une envie de re-fondation. De Renaissance.
Je me souviens d’un ouvrage intéressant de Philippe Lentschener, mon ancien patron chez Saatchi & Saatchi, intitulé « La Nouvelle Renaissance » (Le Cherche Midi, 2004) qui prônait un « élitisme de masse » - un concept merveilleusement français - consistant en ces quelques centaines de milliers de personnes, intellectuels, artistes, créateurs, syndicalistes, acteurs du monde économique, entrepreneurs, experts et passeurs chacun en son domaine, qui dès lors que leur action serait organisée autour d’un projet ouvert, voire d’une utopie, nous remettraient en intelligence (vs la connerie) avec nous-mêmes et avec le monde.
Lue à la lumière de la crise actuelle, je trouve cette approche roborative et qu'elle constitue une excellente piste pour l’action.
On s’en parle ?