Il y a parti à prendre, partout, sur tout. Il y a avis à donner, opinion à dire, tripes à mettre sur la table. Exprimer sa liberté.
Etre sur Facebook, c’est être. Twitter, c’est vivre. Mais quel être, mais quelle vie ? Comme utilisateur moyen du seul Facebook, comme ami, comme père, frère, oncle, cousin, ex-condisciple, j’y ai la production paresseuse du dilettante qui a juste ajouté à son arc social la possibilité de décocher vivement, en deux mots, des traits rapides, à-propos. Et comme quinquagénaire, j’y ai ressenti les délices de la nostalgie, de la recherche de personnes dans l’intérêt de soi-même. J’ai retrouvé des amis chers grâce à Facebook. Bruno, par exemple, dont on vient de fêter le premier anniversaire du retour parmi nous. En gros, je suis moyen en Facebook.
Si je suis moyen, d’autres sont bons, ou sont plus forts, ou sont à fond, ou sont plus intensément. Mes vagabondages dans ces foules mouvantes d’êtres en état de communication, enchaînés les uns aux autres, et mon voyeurisme naturel m’ont amené à déceler une sorte de T.O.C. qui conduit certains, dix fois, vingt fois par jour à laisser des traces sur le réseau. J’ai essayé d’identifier les dimensions de cette aliénation plus ou moins grave.
Une addiction : c’est une évidence. Les mêmes causes produisent les mêmes effets. La solitude, l’entourage, la faiblesse, le vide de valeurs, conduisent à cette dépendance d’un paradis artificiel. Un univers qui vous échappe, qui vous soumet mais dans lequel, Baudelaire au petit pied, vous vous mouvez avec agilité dans l’illusion de la liberté et vous en faites (hélas ?) profiter les copains.
Une désintégration de son être social : c’est grave. J’ai remarqué cette folie qui consiste, pour certains, à dire toutes les heures où ils sont, ce qu’ils font. Ils prennent un chocolat ici, sortent d’une réunion là, vont au cinéma. Ils croient avoir un pouvoir : celui de vous emmener, vous, leurs 568 amis distraits, tels les rats en troupeau derrière le joueur de flûte de Hamelin. En fait, vous n’avez rien à secouer de leurs pérégrinations miteuses. Eux, ils se sont juste désintégrés, se sont éparpillés au long de la journée. Au lieu d’avoir été le centre du monde, comme ils le croient, ils ont envoyé, toute la journée, des petits SOS avec leur petite balise « Egos », et donné l’adresse des petits bouts d’eux-mêmes qu’ils ont semés. Ils sont en mille morceaux.
Une décristallisation : on perd sa substance. Pas loin de ce qui précède, mais plus dans la tête et dans la relation avec l’autre. Vouloir faire partager les idées, les bons plans, les souvenirs, c’est une façon de rayonner. Et rayonner, comme le soleil, c’est s’alléger. C’est joli tant que le rayonnement est naturel et que l’être par ailleurs se nourrit ou se régénère pour compenser cette perte en ligne. Certains ont l’air de s’appauvrir en se séparant d’eux-mêmes, en livrant leurs secrets, leurs photos de famille sans intérêt, les portraits de leur grand-tante, de se diminuer à force de faire les intéressants.
Les e-avatars : schizos, menteurs, faux-culs. C’est dur de n’être que soi quand la technologie, la virtualité du lien, la révision fastoche de sa propre histoire (au sens du révisionnisme) permettent de se créer un faux vrai personnage. L’autre jour, à l’occasion d’un apéro géant à Nantes convoqué par Facebook, et qui voyait ces êtres virtuels s’incarner en des milliers de personnes, un participant interrogé convenait qu’offrir à ses « amis » son vrai visage, ses vraies disgrâces obligeait à descendre du petit piédestal sur lequel on se juche un peu volontiers… Un avatar se sentant libéré de son enveloppe d’origine, celle qui vous plombe, il construit un être ultra-social artificiel. Ce qui se passait dans le vase clos et tordu de Second Life (mais au moins, on était prévenu) se passe dans le monde beaucoup moins virtuel de Facebook où l’on est, en principe soi-même, et où l’on vit, en principe, dans le vrai monde.
La frénésie d’appartenance : en être, absolument. Comme on n’appartient plus à une classe, à un syndicat, à un parti, à sa famille, il est légitime qu’en tant qu’animal social, on ait envie d’appartenir à des cercles choisis. Donc on se met à démultiplier ses participations à des groupes variés, structurés par une idée, un amour exclusif, un tropisme partagé , qui vont de la communauté de fans aux confréries d’amateurs de jambon persillé, des monômes potaches aux cénacles pétitionnistes et bêlants ou plus grave, aux nouvelles ligues de vertu dont le virus se répand comme autrefois la peste.
La chamfortisation généralisée : ah, les maximes, les avis tranchés, les sentences définitives ! Nos pensées profondes dans le meilleur des cas, nos exaspérations de comptoir la plupart du temps, nous transforment en moralistes haranguant les foules de notre cathèdre digitale. Bon, j’ai gardé ce phénomène pour la fin. Parmi tous ceux que j’ai évoqués, c’est celui auquel, ici comme ailleurs, ma véhémence m’associe. Nobody’s perfect.