Il y a parti à prendre, partout, sur tout. Il y a avis à donner, opinion à dire, tripes à mettre sur la table. Exprimer sa liberté.
Une expression baignait l’époque de mon enfance, celle, encore, des Trente Glorieuses. Il suffisait qu’on dise « Impossible… », pour que quelqu’un complétât : « … n’est pas français », comme à un « Dominus vobiscum… » les catholiques – vous savez, cette vilaine secte, les « cathos » ! – répondaient en bonnes brebis : « et cum spiritu tuo ». Impossible n’est pas français ! : un dicton bon-enfant, un peu hâbleur, un peu ethnocentré… Une vantardise n’ayant pas vocation à être exprimée devant un étranger, bien sûr, mais entre soi, bien au chaud, pour encourager les téméraires, stigmatiser les couards ou les timides. Pour ouvrir, précisément, le champ des possibles.
Rétorquée par Bonaparte au comte Le Marois qui doutait de sa propre capacité à entreprendre une action périlleuse, l’expression accompagna deux empires, quelques intermèdes monarchiques, et le chapelet de nos républiques dans leur chaotique progression numérale jusqu’à la Cinquième, jusqu’à son pourrissement, la désintégration de notre nation, jusqu’à son vautrement dans l’auto-flagellation permanente, jusqu’à son dégoût de notre histoire. Jusqu’à la déréliction actuelle, profonde. Elle était à sa façon, cette petite expression dressée sur ses ergots fussent-ils enfouis dans le fumier, l’idée d’un génie national. Parce que, me semble-t-il, elle rendait compte d’une supériorité française de deux manières : sur le plan des idées collectives, d’abord, et dans la pratique quotidienne individuelle, ensuite.
Sur le plan des idées. Aucune invention n’est impossible, aucun vide philosophique, scientifique ou artistique n’est fatal, n’est définitif. Aucun concept n’est à rejeter par avance. Aucune voie de recherche n’est à fermer sans avoir clairement identifié ce qui la clôt irrémédiablement. Ah la la, ces Français, avec leurs grandes théories ! Et bah oui, les Français, avec leurs grandes théories ! Parce que les idées, organisées en théories ou non, c’est ce qui fait avancer le monde, refuser la domination de la nature (qui n’est pas gentille), jouer son rôle sur terre. Ne pas succomber à la bestialité. Contre le behaviorisme pavlovien rase-bitume, l’empire de l’empirisme, les lois scélérates d’échantillonnage, la dictature de l’expérience, le terrorisme des sensations. Contre le suivisme, le « copier, c’est gagner », le mimétisme bêlant. Mais pour les ruptures, pour les hypothèses fulgurantes, pour les intuitions supra-humaines qui rendent l’homme si humain, parfois, quand il va chatouiller Dieu. Pour Descartes contre Locke. Un match France-Angleterre, finalement. Le match des découvreurs contre les commerçants.
Sur le plan de la pratique individuelle, maintenant. « Impossible n’est pas français ! » : le voilà, le petit coup de pouce, le pousse-au-crime, l’encouragement qu’on se donne face à un défi, au franchissement d’une difficulté. Le voilà, le moment d’aveuglement qui permet de ne pas voir l’évidence de l’infériorité. Une façon de placer la barre très haut. Le bonheur de la débrouille, l’eurêka du système D qui renversent les montagnes et les situations perdues. Une façon d’être un héros, vis-à-vis de soi, vis-à-vis des autres, vis-à-vis de la terre entière. De se vivre comme ça, fût-ce un instant ! Et tout cela par la grâce d’une appartenance simple (mais ressentie, revendiquée) à une communauté (un peuple ? une nation ? une communauté de destin ?). Une génétique qui dépasse toute notion de race, toute notion d’ethnie.
« Impossible n’est pas français ! ». On était trempé dans ce bain. Comme tartine dans du lait, imbibé (maman !), comme acier dans de l’eau, durci (papa !). Cela valait pour tous. Allez aujourd’hui proclamer dans une assemblée : « Impossible n’est pas français ! », vous allez voir la tête qu’on va vous faire ! Votre environnement, interloqué, va baisser les yeux. Au mieux, vous allez passer pour un imbécile ou un rêveur déconnecté de la réalité. Plus vraisemblablement, on va vous regarder par en-dessous, vous soupçonner d’être cet empêcheur de déprimer en rond, cet assassin du suicide collectif dans lequel nous nous engageons par soumission et masochisme.
Quand par hasard, on emploie encore le vocable, venu d’un temps immémorial, qui sent bon, je l’avoue, la vieille baderne ou l’instituteur rad-soc, c’est à l’occasion de ces rituels de fierté, de réaffirmation de soi tribale que sont les grandes joutes sportives, ces guerres d’aujourd’hui, livrées par procuration. Ah, cette France-là, elle a encore le droit d’être, d’exister, de se revendiquer, de s’identifier ! Les protagonistes, héroïsés par les marques qui les paient auxquelles complaisent les médias, horaces et curiaces des temps modernes, sont tellement loin de nous, de nos quotidiens misérables, qu’on peut bien leur demander l’impossible. On peut leur transférer, au choix, nos espoirs ou nos reliefs de grandeur inavouables. Les grands mots sortent de la naphtaline : « amour du maillot », « abnégation », « dépassement », « conquête ». Et les dieux du stade ânonnent la Marseillaise. Puis, dans un moment d’égarement, le commentateur électrisé lance le fameux : « Allez Kévin, impossible n’est pas français ! » Mais cette France-là est virtuelle, elle ne nous engage pas, elle passe à la télé. « Et si la France perd ? Ah bah, là, impossible est français ! Hop, je jette ! Kleenex. A bas Domenech ! Aux chiottes Lièvremont. ». Et la vie reprend, étriquée, flageolante, flagellée, riquiqui. C’est reparti pour la haine de soi, l’indulgence pour les bordées d’injures des chanteurs de rap, l’engouement pour les cérémonies de repentance, le ressentiment comme moteur.
Mais ne désespérez pas ! En y réfléchissant un peu, on pourrait tout à fait, sinon remettre l’expression dans la bouche des gens, au moins l’utiliser plus souvent. Parce qu’elle fonctionne toujours ! Pour qualifier ce que les Français font encore mais que personne au monde ne fait plus. Impossible n’est pas français ! Ne pas voir la chance que nous avons d’être ce que nous sommes tous ensemble, dans notre incroyable variété, pour nous, c’est possible ! Ne pas sentir dans quel pays de cocagne on vit, c’est possible ! Dans le même temps, se bourrer de psychotropes et battre tous les records de consommation de médicament, c’est possible ! Défiler par cohortes derrière des banderoles réclamant ce que plus aucun apprenti-économiste n’oserait soutenir, c’est possible ! Faire la grève avant même d’avoir commencé à négocier, et emmerder la vie de millions de gens, c’est possible ! Continuer à soutenir contre toute logique un système de retraite où les jeunes paient pour les vieux quand il y a plus de vieux que de jeunes, c'est possible! Dire que l’on va créer un service minimum sans toucher au droit de grève, c’est possible ! Ne pas réformer l’éducation nationale ni combattre les structures oppressives qu’elle produit et développe sans cesse, c’est possible ! Faire de la tolérance une vertu cardinale, quand elle n’est que la façon de ne plus s’intéresser aux autres et à leurs idées, et de s’enfuir courageusement, c’est possible ! Et ne plus croire qu’impossible n’est pas français, c’est possible.
Finalement, on l’a gardée cette propension au dépassement, cette singularité inouïe. Elle est juste orientée dans le mauvais sens. Comment cela s’appelle-t-il, en électricité ? Une inversion de polarité ? Vous imaginez la puissance que ça aurait, tout ça, remis dans le bon sens !