Il y a parti à prendre, partout, sur tout. Il y a avis à donner, opinion à dire, tripes à mettre sur la table. Exprimer sa liberté.
De retour de mon Ile d’Yeu, où rien n’a besoin d’être drôle, mais juste joli, charmant, éternel, tranquille, détendu, iodé, maritime, grisant, poissonneux, granitique, bleu, gris, clair, éblouissant, me revoilà sur ce blog et dans le métro. Je navigue dans Paris en métro. Au ras des gens. Me revoilà aussi devant ma télévision. Au ras des pâquerettes. Et là soudain je suis saisi d’une évidence : la nécessité qui s’impose, dès qu’on rentre à Paris, de cette manœuvre de l’esprit, cette construction artificielle, cette torsion de la réalité, cette mise à distance des choses, des faits, des certitudes, qu’est l’humour. Et quelques horribles idées me viennent, au spectacle de Paris, du métro, de ses couloirs, et au spectacle de la télévision.
Il y a beaucoup trop d’humoristes. Il tente d’en émerger dix par mois. Je crains qu’ils ne se lancent en pensant faire fortune. Ils vont se ramasser. Ce n’est pas drôle. Je suis embêté de dire ça, car je ne voudrais pas qu’on se prive de gens vraiment drôles, créatifs, révolutionnaires. Vous me direz : « Mais pourquoi tu râles, puisqu’ils vont disparaître ? » Oui mais pendant qu’ils sont encore vivants, ils entretiennent cette espèce d’écume de dérision, qui recouvre tout, aujourd’hui, qui nous virtualise, virtualise le monde dans lequel nous vivons. Une écume sans esprit, du rabâchage bien complaisant de trois ou quatre idées élimées, quelques ficelles marketées.
Car l’humour est un gros marché, avec de gros intérêts, de gros cachets. Finalement, la misère des autres, la misère du monde, la dérision de notre aventure humaine sécrètent une économie qui rend les choses différentes aujourd’hui. On me dit « Mais il y a toujours eu des humoristes. Le fou du roi, tu en fais quoi ? Fernand Reynaud, Bedos, Coluche, les chansonniers, ils envoyaient grave ! ». Oui, mais il n’y avait pas le marché d’aujourd’hui, la chambre d’écho, les DVD, internet, les moyens de diffusion. Et moi qui suis, parfois, un peu drôle, d’une famille de gens un peu drôles, avec des amis un peu drôles, qui inventent ce qui est drôle, je suis pour un vécu non marchand de l’humour (ou de l’esprit). Un exercice, une élégance, un plaisir solitaire. Le rire obligatoire, en bande organisée, moutonnière et convenue, ça m’emm…
On ne peut pas rire de tout … Ceux qui, gonflés de courage, disent l'inverse battent en retraite à la première alerte, et sont les premiers à crier au dérapage (ce mot, le « dérapage », regardez le succès qu’il a ; déraper = sortir de sa trajectoire, bien tracée, bien obligatoire). Ils rient et font rire de tout ce à quoi il leur semble correct de rire. Par exemple, on ne peut pas rire d’une minorité sauf si on lui appartient. J’adorerais que l’on puisse rire de tout (je crois qu’aujourd’hui, on peut rire de la moitié de tout, mais je ne sais pas laquelle). Quelle marrade ce serait ! Mais je suis sûr qu’au bout d’un moment, les choses s’équilibreraient. On pourrait à nouveau voir émerger un Desproges, qui n’aurait pas le droit de dire en 2009 le quart de ce qu’il disait dans les années 80.
Les humoristes fabriquent de la bien-pensance. La rectitude politique, aujourd’hui, ce sont « Les Guignols », érigés en manuel d’éducation pour les enfants, les jeunes et les gens sans références. Ce que disent « Les Guignols », pour les gens au ras desquels je vis, c’est ce qu’il faut penser puisque les rieurs sont de leur côté. Le parti d’en rire est le premier parti de France.
Alors qu’est ce qu’on fait ? On interdit les humoristes ? Ce sera difficile. La seule chance de s’en sortir, ce serait de tarir la volonté d’être humoriste. Cela voudrait dire qu’on n’aurait plus besoin de cette « politesse du désespoir » qu’est l’humour. Il faudrait être dans une époque qui ne créerait aucune douleur, aucune misère, à tout le moins qui créerait un espoir, une envie de partager ensemble un projet, de croire en ses chances. Il faudrait tous vivre à l’Ile d’Yeu (comme moi j’y vis, bien sûr, pas comme y vit la caissière du Super U). Il faudrait que les politiques fassent quelques efforts pour ne pas tant prêter à rire, tant donner envie de tourner tout en dérision. Mais il faut l'avouer : ça ne serait pas très drôle…