Il y a parti à prendre, partout, sur tout. Il y a avis à donner, opinion à dire, tripes à mettre sur la table. Exprimer sa liberté.
Ah je m’en veux, en refermant Mort à crédit, de vous avoir jeté ce petit filet de fiel moqueur, l’autre jour. J’ai touché à mon intégrité célinienne : j’ai transgressé le tabou qui vous fait aimer Céline en bloc, ou ne pas l’aimer, en bloc. Car l’aimer en détail est impossible (le radotage, le complexe de persécution, la détestation des autres*, les pamphlets au style flamboyant mais à l’objet abject que, par parenthèses, j’ai tous lus, quand ceux qui en parlent n’en ont que ouï parler). Je vous disais qu’il fallait relire Céline en se convainquant que « ce salopard » nous avait bien eus, que le maelström n’était que boursouflure et la ponctuation, camouflage de vacuité.
J’ai exagéré mais je n’en sors pas indemne. Je ne me défais pas de l’idée qu’il y a dans flot célinien une volonté parfois un peu facile, un peu factice de balader le lecteur, de lui faire avaler des tombereaux de mots qui tirent à la ligne mais ne tiennent pas à la page. Mais quand on a subi ça, quand on émerge, au choix, de cette fange, de cette bousculade, de ce délire, de ce poème, de ce bric-à-brac, dans la ciselure conjuguée des mots, du rythme et de la ponctuation, on ressort incroyablement riche d’images, d’impressions, de sensations, d’émotions. Et surtout, on s’est fabriqué, par touches, sans s’en rendre compte, une idée infiniment précise de la tête des gens, de leur odeur, de leur décor, de leur profondeur, de leur réalité, finalement. La force de Céline, c’est de combiner l’obsession balzacienne de définir les personnages, voire les déterminer, à travers leur environnement, la couleur de leurs rideaux ou la façon dont le lierre grimpe sur leurs murs, et le psychologisme de Proust dont les personnages sont des entités sui generis qui se croisent, interfèrent, créent des ensembles, mais sont définis dans l’absolu, qu’ils soient acteurs ou sujets.
Prenez Courtial des Pereires ou Nora Merrywin : on est magnifiquement informé sur ce qu’ils sont aux tréfonds d’eux-mêmes, ce qu’ils sont indépendamment de leur environnement. On l’apprend brutalement, ou doucement, dans ce qu’ils renvoient au narrateur, à la manière d’une image radar, précisément, chirurgicalement. A ce sujet, Bardamu me fait l’effet d’être un Tintin, personnage presque exempt de sentiments, blanc comme la feuille sur laquelle s’imprime le monde, papier tournesol plongé dans l’éprouvette de la vie, révélateur de l’être profond des autres, et à ce titre, généreux. Courtial, c’est Haddock. On respire aussi, merveilleusement, dans le détail ahurissant des scènes, des descriptions, l’atmosphère dans laquelle ces caractères s’expriment, ces corps se frottent et se forment, ces destins s’aiguisent, et l’on ressent à quel point leur milieu joue sur leur évolution, décide de leur trajectoire. Le personnage d’Auguste, le père de Ferdinand, peintre amateur, connaisseur de la mer et des bateaux , poète caché derrière le rhétoricien raconteur d’histoires , se pervertit jour après jour, se délite, se décristallise fureur après fureur dans l’air vicié au gaz du Passage des Bérésinas (tout un programme !), se prolétarise sur son rond de cuir de la Compagnie La Coccinelle, explose.
Décidé à collectionner toutes les éditions dans lesquelles sont parus le Voyage au bout de la nuit (j’en ai sept et bientôt huit, merci ebay) et Mort à crédit (j’en ai maintenant cinq), j’ai acheté l’exceptionnel travail de Tardi chez Gallimard-Futuropolis. Il a illustré Mort à crédit, comme il l’avait fait du Voyage. De prime abord, on est émerveillé de la parfaite adéquation entre l’écrivain et l’illustrateur, les mots et les images, la dynamique des sentiments et l’effet de chaque plan, la fusion des styles. Parce que Céline donne tout le matériel pour imaginer et rêver les gens, les lieux (souvent réels, c’est plus simple), les relations inter-personnelles, pour les ressentir, Tardi fait un travail de mise dans le réel imparable. Vous vous dîtes : « Bien sûr, c’est exactement ça. Mais oui, c’était donc comme ça que ça s’est passé. Ah, Nora, elle était donc comme ça ! Et oui, Courtial, son uniforme, sa casquette ! » Et puis vous vous dîtes ensuite : « Bah non ! Moi, Céline, il m’a légué à moi tout seul d’autres détails, d’autres ambiances, d’autres gens.» Je le sais, moi : ma grand-mère était la nièce du Sergent Alcide, l’admirable Alcide du Voyage, dont il pourvoyait, depuis son enfer africain, à l’éducation. Et j’ai rencontré un jour, « un soir de demi-brume, à Londres » Seaborn Beurre d’Amiot, l’enfant secret que Ferdinand, dans une dernière étreinte, a eu avec Nora avant qu’elle n’aille se noyer dans la rivière, folle de désespoir. Je vous en reparlerai peut-être un jour. Si,si !
*au sujet de la détestation des autres, il faut lire l’excellent travail du Dr Guesmesh Guelesh, une chercheuse indienne de retour de Bombay.