Il y a parti à prendre, partout, sur tout. Il y a avis à donner, opinion à dire, tripes à mettre sur la table. Exprimer sa liberté.
Il y a un nouvel outil merveilleux pour prendre le pouls de l’opinion, toucher du doigt les préoccupations des vraies gens et accessoirement, se faire une idée de l’état de notre civilisation : les commentaires qu’on dépose (c’est qui, on ?) presque en temps réel grâce aux systèmes d’information embarqués sur les téléphones portables. Abonné à SFR, je suis au spectacle du monde via Vodafone Live. Et le spectacle est fascinant.
Un avatar techno des conversations de zinc
Je me dis : comment les gens ont-ils le temps d’aller réagir à toutes ces infos, ces petits scoops, ces pétards plus ou moins mouillés ? En fait, ils sont stimulés par le système (« Donnez votre avis », « Soyez le premier à réagir », « Déjà 230 commentaires»). Et puis, vous l’avez remarqué : la vie des gens tourne autour de leur téléphone portable. Le désœuvrement, l’intérêt pour peu de choses, une vie sans références, sans boussole culturelle, politique ou éthique, l’abrutissement people inventent un métamonde dans lequel on s’en va vivre une seconde vie. Une vie où on se croit quelqu’un, quelqu’un de libre, d’utile, quand la réalité vous confine à n’être qu’un éclat d’humanité fourmillante. Vous entrez et là, c’est le déversement de sentiments, d’avis bien à soi, de condamnations définitives. De platitudes consternantes de poujadisme, de racisme, de bien-pensance, de suffisance, de vanité. La France, ni celle d’en bas, ni celle d’en haut, celle d’en face, comme dit mon ami Henri.
Le plus navrant : le langage, même en écriture « SMS ».
Dans cet univers, un grand perdant, d’emblée : la langue. Elle n’est pas fleurie, comme au café. Elle n’est ni chargée, ni pâteuse. Elle est brute, brutale. Elle est abandonnée par la civilisation, livrée à la barbarie. Elle est révélatrice de l’échec formidable de l’Education Nationale, de la faillite de la République dans son utilité centrale : élever les êtres humains, les faire monter. Même en langage « SMS », on voit à quel point celui qui veut s’exprimer, fût-ce pour hurler, apostropher, est seul avec une matière qui le déborde, des entités verbales qu’il ne sait pas connecter entre elles, un meccano sans règle ni modèle dont il ne sait pas se servir, mais qu’il est obligé d’utiliser puisqu’il n’a pas d’autre truchement pour communiquer. Derrière les trucs et les ficelles, les smileys et les raccourcis technos : le désarroi, la solitude. La brève de comptoir pouvait être une perle, offerte à un public connaisseur. La culture « mobile » n’engendre, me semble-t-il, que des scories, de l’écume vaine.
La colère et la frustration
Cette tribune populaire est en colère. Ce tribunal populaire est sans pitié. On exécute, on coupe les têtes, de Sarko, de Royal, de Domenech, du pape, des patrons, des traders, des banquiers, de ces salauds de footballeurs qui gagnent chaque année 1000 ans de Smic, tous mis dans le même sac, sans hiérarchie de valeurs, sans classement dans l’ordre de l’humanité. Bien sûr, cette propension populacière au lynchage aveugle n’est pas nouvelle. Ce qui est nouveau, c’est la façon dont s’attise ce tropisme : la facilité de s’exprimer, l’anonymat permettant à un con d’être aussi un assassin, la sensation d’être dans le virtuel et de ne pas dire les choses « pour de vrai », la démultiplication exponentielle des messages, créent des conditions nouvelles à l’extension du phénomène. Ma colère nourrit ta colère, ma frustration révèle la tienne, mon malheur est supérieur au tien, et ainsi de suite.
Le divorce définitif d’avec les élites
Même quand elle ne va pas jusqu’au déchaînement et à l’invective, la conversation que l’on surprend dans la mini-lucarne traduit une défiance maximale vis-à-vis de toutes les gouvernances, quelles qu’elles soient : politique, culturelle, économique, médiatique, sportive, pour ne pas parler des hiérarchies religieuses ou militaires. Une coupure impressionnante, et qui devrait faire peur aux détenteurs des pouvoirs. Je veux bien croire qu’il y ait un biais : celui qui s’exprime dans ces espaces de discussion est rarement « pour ». On se connecte rarement pour encenser, pour crier sa joie. Mais ce qui me sidère, c’est le manque de défenseurs des décideurs, des choix raisonnés, fussent-ils imparfaits, c’est le chacun pour soi, l’autisme, le manque d’équilibre qui ressort de tout cela. Le manque de débat.
La responsabilité du média
L’autre évidence, c’est la responsabilité des médias, ou du message des média. Flatter le voyeurisme dans la presse people papier, provoquer l’opinion dans la presse « de qualité », tout cela ne porte pas à conséquence : un procès par-ci, un scandale par-là, un courrier des lecteurs abondant, et la dynamique se brise. Sur mobile (ou sur internet), les choses sont différentes du fait de la vitesse de réaction, de la possibilité de répondre en temps réel, de la consubstantialité du commentaire et de l’information elle-même. Si l’on considère que ce mode de communication est réellement un média, les agences de presse qui formatent l’information et la configurent spécifiquement portent aussi la responsabilité de ce que le message ou l’information va devenir. En fait, tout cela ressemble fort à une partie de « cadavre exquis », où le journaliste amorcerait le sujet, qui serait repris de lecteur en lecteur, modifié, complété, amendé, illustré, par une chaîne humaine invisible.
Bon. Vous m’avez lu jusqu’ici. Alors posons-nous la question : est-ce que le principe de ce blog, comme de beaucoup d’autres, n’est pas de susciter cette chaîne de commentaires, dont le modérateur garde certes la maîtrise tout en rêvant que, quelquefois, la chaîne s’emballe ? Mais je m’emballe moi-même : mon audience est confidentielle et d’une extrême qualité. Les cadavres exquis ne joncheront pas ces pages.Dommage. Mais ça me donne une idée. On en fera un, un jour, entre nous.
La prochaine fois, je vous parlerai de Christophe, de Bashung et de la question de l’intégrité.