Il y a parti à prendre, partout, sur tout. Il y a avis à donner, opinion à dire, tripes à mettre sur la table. Exprimer sa liberté.
Vendredi 13 dernier, je suis allé voir Christophe à l’Olympia. Un jour de bonheur. Et un jour de malheur : Bashung finissait de mourir. Le travail fut achevé le lendemain. Les bons amateurs de chansons savent que ces deux-là s’estimaient. D’ailleurs Bashung avait enregistré une incroyable version des Mots Bleus. Ecoutez http://www.youtube.com/watch?v=szSPMLtLHOc . Et Christophe fut parmi les très rares proches, hier au Père Lachaise. On ne peut les comparer, musicalement, bien sûr. Le premier est un mélodiste prodigieux, le second était un sorcier des paroles, des ambiances, un psalmodieur de mots assemblés. Mais je sais où ils se retrouvent.
Christophe. Magnifique d’émotion et de ferveur. Une communion exceptionnelle autour de ce petit monsieur à la gestuelle économe, aux traits marqués, fixes et nerveux. Le verbe saccadé mal à l’aise du p’tit gars de Juvisy. Les yeux cachés par des lunettes sombres qu’il enlève, par honnêteté, pour chanter Succès fou qui parle « d’un p’tit clin d’œil pour un rendez-vous ». Qu’est-ce qui fait la magie d’un spectacle comme celui-ci ? La voix de Christophe, perchée là-haut et toujours voilée comme par un cirrus mais pourtant étonnamment épaisse, substantielle. Une voix qui n’a pas dû baisser d’un demi-ton en 45 ans. Et puis l’exigence, voire l’obsession, de la précision. Dans la construction du spectacle, dans le jeu entre les musiciens et les images projetées. Et cette générosité totale d’offrir ce que l’on est, et de ne pas se complaire dans ce qu’on a été, ne pas continuer à vendre un bout de soi, un clone qui se serait arrêté de vivre.
Les vieux chanteurs comme Christophe – il a 64 ans – ne font souvent que rabâcher leurs tubes élimés pour ne surtout rien changer, ne déranger personne. Lui, il fait toute la première partie avec son dernier disque, « Aimer ce que nous sommes », un superbe travail ambitieux, accessible et compliqué à la fois, chatoyant. Et la salle marche. La deuxième partie résonnera des Mots bleus, des Paradis perdus, la chanson en velours pourpre et aux yeux qui piquent, d’une incroyable Petite fille du 3ème qui se termine en folie, d’une Señorita jouée avec une section de flamenco, et de ce truc vraiment digne de Pink Floyd époque Ummagumma : Le dernier des Bevilacqua. Le petit bonhomme, toujours lui-même, n’a pas fait semblant d’arrêter le temps à 1975. Il ne s’est pas une seconde ringardisé. Il est juste vieux. Mais entier, et actuellissime. En prise directe avec aujourd’hui. Regardez le parler de son dernier disque et de son métier. http://www.dailymotion.com/video/x611ny_christophe_music
Bashung, donc : rien de ce qui est dit par les uns et les autres ne sonne faux. Sa mort touche et émeut véritablement. Au-delà de la traditionnelle course aux compliments posthumes et aux nécros complaisantes, on a le sentiment qu’il aimante, mort, toutes les images qu’on avait de lui, chacun de son côté. Que chacun projette sur lui le fantasme de sa propre liberté, chacun apporte sa contribution pour reconstituer le personnage. Résultat, une œuvre impressionniste qui recompose un vrai Bashung. Tout ce qu’il a donné, à chacun d’entre nous, tout ce qu’il a émis comme ondes, envoyé comme particules, se recristallise. Ces dons de soi, par milliers, réintègrent leur point d’émission. Le voici donc mort, et entier.
L’intégrité : rester entier, tout au long d’une vie d’artiste, alors qu’on donne tant aux autres, qu’on met tant de bouts de soi dans son œuvre. Aimer ce que l’on est pour se propulser dans le temps, et rester à l’intérieur de soi pendant le voyage. Ne jamais descendre.
Un constat, si je veux être honnête : je vais devoir changer mon portrait. Aimer ce que je suis. Mon ami Jean-Philippe Riant, à qui on doit la belle photo de Bashung m’a proposé d’y remédier.