Il y a parti à prendre, partout, sur tout. Il y a avis à donner, opinion à dire, tripes à mettre sur la table. Exprimer sa liberté.
Le rouge et le noir (Scandale)
Fumer (des Craven A) tue. C’est écrit sur la boîte. Avant, les Craven A (sans filtre, « cork tipped ») tuaient déjà, mais on ne le savait pas, ou on ne voulait pas le savoir. Elles avaient simplement le plus beau paquet du monde. Voilà qu’aujourd’hui, le chat noir miaule au dessus de son ovale blanc. Le beau rouge autrefois triomphant est amputé par le faire-part de deuil qui prend la moitié de la place.
La vie est en couleurs depuis l’origine du monde
Si vous avez, comme moi, passé la cinquantaine, vous l’avez certainement remarqué : lorsque vous imaginez le monde d’autrefois, disons jusqu’à la fin du 19ème siècle, et que vous essayez de vous figurer des scènes d’époque, de vous remémorer les personnages célèbres, vous les voyez en couleurs. Lorsque vous imaginez la première moitié du 20 ème siècle, jusqu’à l’immédiat après guerre, vous la voyez en noir et blanc. Pourquoi ? Parce que mis à part Soulages, les peintres n’ont jamais peint en noir et blanc et que les représentations qu’ils nous ont faites des gens, de leur vie, de leurs haines, de leurs amours débordent de couleurs. Couronnements, riches heures, portraits de favorites, scènes de chasse, piétas, batailles sanguinolentes, bals et fiestas : un jaillissement de teintes, un bouquet polychrome. Et puis soudain, la photographie et le cinéma ayant pris le relais de la chronique du temps, la vie nous fut rendue exclusivement en noir et blanc, la technique n’ayant réussi à saisir qu’une partie de la vérité : les formes, les lignes, les contours et les contrastes, le mouvement et les mimiques, mais pas les couleurs, la chair, le sang, le soleil, le vert de la chlorophylle. Les deux guerres, les débuts du jazz, le ballet des huit-reflets dans les pantomimes diplomatiques, les expositions universelles, les reportages du colonialisme triomphant, les révolutions, les libérations et les asservissements : en noir et blanc.
En marchant dans Paris, qui n’a que peu changé, finalement, depuis 100 ans, je me prends souvent à imaginer les quartiers que je traverse aux époques d’Atget ou de Marville, de Doisneau ou de Ronnis, de Clergue ou de Cartier-Bresson. Parce qu’on ne les a vus qu’avec l’œil magique mais infirme, achromique, de ces voleurs de vie, on réalise mal que ces lieux sont les mêmes que ceux dans lesquels nous évoluons. Ils étaient le même espace, la lumière du matin y était la même, les arbres y bougeaient de la même façon quand le vent s’y aventurait. Le ciel y était déjà bleu quand il faisait beau. Ce sont les gens qui ont changé, les soucis, les modes, la forme et le nombre des voitures, la portabilité des téléphones, la façon de vivre et de se parler. Le noir et blanc nous a fait croire, pendant 100 ans, que le monde qu’on montrait, racontait, décrivait, n’était pas le même que celui qu’on vivait, respirait, ressentait. Que se serait-il passé si on avait directement inventé la photo, et donc le cinéma, en couleurs ?
A ce propos, si vous avez regardé « Apocalypse », le beau documentaire de Daniel Costelle et Isabelle Clarke sur la 2 ème guerre mondiale, vous aurez l’exemple d’une tentative de réinsérer cette période dans le flux naturel d’une histoire crédible qu’on raconte, en la mettant en couleurs. Les auteurs ne souhaitent pas qu’on parle de « colorisation » de leur travail. Ils pensent qu’ils ont donné à ce montage les couleurs dont il n’aurait jamais dû être dépourvu. Bien joué. Du coup, je suis très dubitatif sur le choix d’avoir tout mis en couleurs sauf les images de la Shoah. On peut voir ça comme la sanctuarisation de ce qui doit être définitivement tenu pour le sommet de l’atrocité et ne peut souffrir d’être rendu plus simplement humain. Ou comme une assurance contre tout risque de manipulation des images. Mais alors, est-ce que cela veut dire que tout le reste a été manipulé ? Laisser ces images en noir et blanc, c’est refuser de mettre cette partie de l’histoire de l’Europe dans la vraie vie, d’essayer d’en faire son deuil. N’est-ce pas, aussi, par contraste coloriel, donner un argument à ceux qui disent que tout ça n’est pas vrai…
En parlant de manipulation, j’adorerais, cette nuit, m’abuser en rêvant en couleurs à ma mère, disparue à 37 ans en 1960, dont je n’ai vu – presque – que des photos en noir et blanc. Pour me persuader qu’elle a, elle aussi, vécu dans une vraie vie, dans le gris bleu de Paris qui peut être si doux ou si mélancolique, dans le jardin vert d’Evreux, piqué de rhododendrons roses et carmin, dans l’orangé du soleil filtrant les pins parasols d’un Midi oublié, dans le jade d’une plage normande, dans le turquoise de ses colliers de perles inégales. Savoir quelle était sa carnation, la teinte de ses cheveux. Quel sang lui faisaient venir aux joues l’émotion, la colère et les fous-rires.