Il y a parti à prendre, partout, sur tout. Il y a avis à donner, opinion à dire, tripes à mettre sur la table. Exprimer sa liberté.
La « baie électronique » est un infini gisement de trésors. Je viens d’y faire l’emplette – en triomphateur contre un adversaire sournois, mais l’affaire est belle – de la rarissime édition originale de « Rien voilà l’ordre », le deuxième grand recueil des poèmes d’Olivier Larronde. (« Rien voilà l’ordre », c’est l’anagramme de « Olivier Larronde »). Je pistais ce livre depuis si longtemps.
C’est un in-quarto exceptionnel illustré de trente-et-un dessins hors-texte de Giacometti, dont le poète était un familier et le représentant dans son univers quotidien, ou le laissant deviner tant le trait oublie d’être précis pour être sensible.
Vous ne connaissez pas Larronde ? Tant pis pour vous. Un Rimbaud sans colère, au sommet de son art à 19 ans avec un recueil serré et magique, « Les barricades mystérieuses » (1946), un titre qui scintille comme un arpège au clavecin de Couperin, parrainé par des Genet et Cocteau tout baveux d’envie, solaire au milieu des jeux d’ombres du Saint-Germain de l’après-guerre, sa vie bientôt scandée par le chaos de l'épilepsie, l'opium seul capable de soulager le haut-mal, puis l’alcool de bar en bar, de soirs en petits matins. Et la fin dans une dernière crise, au milieu d’un charivari dont il avait seul les clés, enfermé, sa gueunon familière et son ami de toujours seuls le pleurant. 1927-1965. Il est enterré à Samoreau auprès de Mallarmé.
Voici deux petits bouts de Larronde. Vous y trouverez les quatre éléments, une nature féérique, les sentiments qui s’y croisent comme on se pique avec une ortie, la réaction du cœur, une barbarie simple : il n’y a presque pas trace de civilisation, nous serions des êtres de pure expérience ; juste l’enluminure pour dire qu’un humain, et non une bête, est passé par là. Les cons ont trouvé ça médiéval, pas assez social. Léger, insolent, dans une époque si lourde. Il y avait pourtant au Flore ou chez Lipp assez de place pour Aragon et pour Larronde…
L’éblouissant Gelée blanche de saison (le premier poème des « Barricades mystérieuses »)
Neiges de deux hivers ne se reconnaîtraient
Ni vous ne figerez les plis de mon eau froide,
Gel du poème, ou son fouillis ne ferez roide.
- Plus que l'épervier les demeures m'effraient,
Quand l'aurore me donne à sa serre féline,
Plus l'indiscret oiseau dont je suis la volière:
Mésange - cœur de fraise - aux tortures encline
Qui me met en morceaux comme on casse les œufs.
Vous vous souvenez de Charles d’Orléans : « Le temps a laissé son manteau/ De vent de froidure et de pluie/ Et s’est vêtu de broderie/ De soleil luisant, clair et beau. » ?
Et dans « Rien voilà l’ordre » :
Migrateur pris
Mortes couleurs du mauvais temps
Novembre en plumes de voyage
– Autant en portent les autans –
Seul des vols reste ce langage
Pris à la source en la quittant
Dont le reflet tenait en cage
Sourire outremer des printemps.
Si vous aimez Larronde, ou quand vous l’aimerez, lisez le très joli petit livre de Modiano, "Dans le café de la jeunesse perdue" (Gallimard) : son spectre le hante. Et pourquoi pas Patrice de La Tour du Pin qui, en 1946 également, dans « Une somme de poésie » fait vibrer sa spiritualité, quand Larronde habite en animiste la même nature éblouie.
Ile flottante en perdition sur un tas d’herbe,
Je renonce à nommer ton unique habitant
Dans une cérémonie mystérieuse du Verbe,
Et je le laisserai dériver dans le temps.
On est tellement plus haut, et tellement plus profond en même temps, qu'avec les poètes officiels qui portent des noms de collèges de banlieue.