Il y a parti à prendre, partout, sur tout. Il y a avis à donner, opinion à dire, tripes à mettre sur la table. Exprimer sa liberté.
(Ce texte est celui de ma Carte blanche publiée dans le numéro d'hiver de Médias qui vient de sortir. Achetez donc cette excellente livraison hivernale, pleine de talents et d’humeur piquante. Et pour avoir la version live, cliquez ici : vous nous retrouverez, Robert Ménard et moi, creusant la question de ce mystérieux « point bleu ».)
Dans « La carte et le territoire », Michel Houellebecq invente un artiste appelé à un triomphe planétaire, qui débute sa carrière en photographiant, sous des lumières et des angles particuliers, des cartes Michelin. Depuis Ptolémée et ses premiers relevés visant à représenter à plat l’espace dans lequel nous vivons, nous nous mouvions, pauvres humains, pauvres fourmis en ballade permanente, dans un système qui nous était imposé, dans lequel nous avions à nous repérer, au risque de nous perdre. La carte imposait sa loi, était la donnée, nous étions la variable. Seule l’échelle rendait le système plus amical, rapprochant la réalité de notre vraie vie. Grande échelle : votre village ne figure même pas sur la carte, vous n’existez pas. Petite échelle : votre chemin tortueux se dessine, vous percevez jusqu’à l’odeur des lavandes qui le bordent.
Maintenant, prenez votre smartphone et ouvrez l’appli Google Maps pour mobile. Le point bleu apparaît, entouré d’un halo : c’est vous. Vous êtes le centre du monde qui, lui, est désormais prié de s’organiser autour de vous. Autour de vous, des rues, des routes, des chemins. Vous demandez un hôtel à proximité : une armée de petits points rouges apparaît. Votre environnement compte dix, quinze, vingt hôtels. Vous en choisissez un, hop ! l’itinéraire s’affiche ! Pareil pour les McDo, les Carrefour mais aussi, soyons honnêtes, les hôpitaux, les musées ou les stations-service.
Vous avez différentes façons de voir les choses, selon qu’être un point bleu vous réjouit, vous glace ou vous fait réfléchir.
1. C’est mon écosystème qui apparaît. Je règne sur un univers entièrement configuré à moi, à mes désirs, à mes besoins. Cette ridicule autoroute file tout doux, tout droit devant moi. Toutes les marques s’unissent pour dispenser leurs bienfaits et me dire comment cheminer jusqu’à elles. Au-delà de ça, « J’existe, je sais que le monde existe », comme disait ce bon vieux Sartre dans « La Nausée ». Tiens, pourquoi « La Nausée » ?
2. Horreur ! Je suis devenu le centre de leurs attaques. Je suis cerné. C’est une blague, ce point bleu. Client-roi ? Fait aux pattes, plutôt. Les hôtels qui apparaissent sont ceux qui ont payé pour être là. Et ma petite auberge de charme, elle est où ? Rendez-moi ma vieille carte et mon petit guide des « Etapes jolies » ! J’ai perdu ma liberté ! « J’existe, je sais que le monde existe. C’est donc ça, la Nausée : cette aveuglante évidence ». C’est Sartre qui l’a dit.
3. Vous vous dites que le monde a changé. Que le point bleu, oui, c’est vous, mais qu’il n’y a que vous qui le savez, et que Sartre est démodé. Bien sûr, le nouveau marketing se construit autour d’une individualisation de la réponse des marques aux besoins de la personne, là où elle est, quand elle exprime une attente. Mais vous voyez plus loin que cela et vous remarquez que ce basculement vers le « one-to-one » affecte tous les compartiments de la vie et tous les types de consommations. Celle de l’information, par exemple. Comme nous ne nous donnerons plus rendez-vous, chenilles processionnaires, sur la même carte, nous ne nous retrouverons plus, un jour peut-être, à lire tous dans le même wagon de métro, les deux ou trois mêmes journaux. Mais en même temps, nous réorganisons nos communautés sur Facebook, nous communiquons entre nous plus que nous ne l’avons jamais fait, des solidarités se créent autrement. Rassurez-vous : nous avons juste changé d’ère.